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Pronos Évals
La Femme gelée
Annie Ernaux
Introduction :
Si les tentatives démancipation féminine apparaissent aux yeux du monde à travers la littérature des XVIIIème et XIX siècles, lépoque moderne, à savoir le XXème siècle, témoigne des aboutissements de cette émancipation. Les mentalités ont évolué, certes, la société tend à une égalité entre les deux sexes, en revanche, les limites se prononcent fortement. Ainsi, des écrivaines comme Annie Ernaux se proposent de montrer ces limites de lémancipation féminine dans les années 60, pour faire comprendre comment une femme peut se trouver « encarcanée », dépossédée delle-même et de toutes ses aspirations. Cest ce quelle relate dans son roman autobiographique, la « Femme gelée », écrit en 1982 et racontant lhistoire dune jeune femme qui se marie à un étudiant en droit pourtant plein de théories idéales sur légalité des sexes, mais qui est vite happée par un conditionnement imposé par la société et voit sa vie confisquée par toutes les tâches domestiques quelle est finalement seule à accomplir. Le texte soumis à notre étude est extrait de cette uvre et nous offre la vision qua la narratrice de sa vie quotidienne, ses réflexions, ses inquiétudes, sa lassitude de la routine morne et des attitudes de son mari. Afin de comprendre comment la narratrice rend-elle compte des difficultés de la lutte féminine pour légalité, nous verrons comment cette écriture qui rend compte du réel montre que la théorie ne sest pas encore transformée en actes, engendrant la souffrance dune femme engourdie et gelée.
I-Une écriture qui rend compte du réel
a)Le choix de loralité
=> Une oralité qui renvoie au modernisme de luvre
-Termes dactualité : « cocotte-minute », « aspirateur »
-Abréviations modernes : « restau », « extra », « sciences po »
-Vocabulaire familier : « patates », « capoter », « bouffe », « popote »
=> Une oralité permettant à lécrivaine dexprimer librement ses pensées :
=>Syntaxe libre
=> absence de liens grammaticaux : « Comme nous sommes sérieux et fragiles, limage attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel », phrases disloquées : « Plus le temps de sinterroger, couper stupidement les cheveux en quatre,/ le réel cest ça,/un homme, et qui bouffe,/ pas deux yaourts et un thé,/il ne sagit pas dêtre une braque », « Mes parents, laberration, le couple bouffon. »
=>Intrusion de discours direct sans verbe introducteur, ni guillemets : « La cocotte-minute, cadeau de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz »
=>Phrases courtes et sans verbe : « Unis, pareils. Sonnerie stridente du compte-minutes, autre cadeau. Fini la ressemblance » =>Ecriture « plate », sans effets de style, ne cherchant pas à faire de la « belle prose ». Cette écriture peut produire chez le lecteur un effet de violence et de brutalité
=> il sagit pour Annie Ernaux de raconter au plus près des souffrances vécues, sans jamais les embellir. Le style décriture donne au lecteur une impression de vérité et de sincérité qui ne cache rien.
b)La brutalité envahissante de la réalité quotidienne
=> La réalité quotidienne est évoquée de façon extrêmement concrète et même brutale.
-Champ lexical de la nourriture : « patates, la bouffe, petits pois cramés, yaourts, quiche, uf »
-Détails matériels très précis, envahissant les phrases par leur énumération : la cocotte, les casseroles, la vaisselle, le supermarché, « des ufs, des pâtes, des endives, toute la bouffe », « les courses, laspirateur »
=> obsession quotidienne éprouvée par la jeune femme
-Des phrases incohérentes, reflétant lincohérence même de la vie dAnnie, dispersée dans ses préoccupations : « Version anglaise, purée, philosophie de lhistoire, vite le supermarché va fermer, les études par petits bouts »
II-La réalité contre les principes
a)La différence entre les paroles et les actes
=> Cette réalité envahissante et si matérielle vient marquer léchec des idéaux dégalité du jeune couple
=> toutes ces théories ne sont en fait quun simple cliché : « limage attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel. » =>Effet de chute dans le 1er paragraphe : commençant par « lun des deux » et finissant par « moi ».
=>Un idéal qui se limite chez le mari aux paroles ou aux pensées : « le discours de légalité », « il mencourage », « il me dit et me répète », « il établit des plans », « intellectuellement, il est pour ma liberté »
=>La réalité simpose à travers une phrase brutale : « le réel cest ça, un homme, et qui bouffe »
=>Le réel met fin aux rêves dégalité et fait ressurgir la différence homme/femme : « Au nom de quelle supériorité ! », deux modèles distincts simposent : « le genre de ton père, pas le mien ! », « Mon modèle à moi nest pas le bon. »
=>Toutes les paroles rapportées du mari contredisent ses théories égalitaires : « non mais tu mimagines avec un tablier peut-être ! », « Tu sais, je préfère manger à la maison », « ma pitchoune, jai oublié dessuyer la vaisselle »
=> inconsciente mauvaise foi de lhomme qui dissimule ses contradictions derrière lhumour ou la « gentillesse ».
b)La défaite de la femme
=> La liberté intellectuellement accordée sest dissoute dans la « nourriture corvée », confectionnée « sans joie » comme une tâche obligatoire, « jour après jour ».
=> Le modèle traditionnel a repris ses droits
=> Lépouse se trouve dans le rôle éternel de la « nourricière »
=>Elle fait passer ses études après les obligations matérielles : « Pas eu le temps de rendre un seul devoir au premier trimestre »
=>La carrière de lhomme passe avant celle de la femme : « Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de cuisine ( ) pendant quil bossera son droit constitutionnel », « jenvisage un échec avec indifférence, je table sur sa réussite à lui »
=>Le modèle de soumission a remplacé laspiration à légalité : « Je nai pas regimbé, hurlé », « sans me plaindre »
III-La souffrance dune femme « gelée »
a)L'aliénation
=> Violent désarroi, « angoisse et découragement » devant cet échec des idéaux égalitaires : « Pourquoi de nous suis-je la seule ? », « Au nom de quelle supériorité », « je me suis mise à en douter »
=> Ressentiment de trahison, « dhumiliation »
=> Culpabilisation : le « pire » cest quau lieu de se révolter, elle intègre complètement le modèle conjugal inculqué par la société, et saccuse même de s'y conformer mal : elle se traite « demmerdeuse »,de « malhabile », de « flemmarde », « dintellectuelle paumée ».
=> Remise en cause de ses propres valeurs : « histoires de patates », « bagatelles », façons de « couper stupidement les cheveux en quatre »
=> Renoncements et reniements : au modèle de ses parents : « mes parents, laberration, le couple bouffon », à ses aspirations : « il fallait changer »
b)Lengourdissement
=> Une fois que le chemin du renoncement et de lacceptation du modèle est pris, elle « se sent couler »
=> Rien ne la motive plus, elle se sent « moins de volonté »
=> Ecartelée sous toutes les tâches, elle perd le goût des études : « Jai terminé avec peine et sans goût un mémoire sur le surréalisme que javais choisi lannée davant avec enthousiasme ».
=> Elle ne voit plus dintérêt pour son avenir : « Mes buts davant se perdent dans un flou étrange ».
=> Elle na plus de ressort vital : « se dilue », « sengluer »
=>Le titre de luvre « La Femme gelée » trouve ici un écho.
=>Annie Ernaux veut montrer comment les aspirations féminines à légalité, la liberté, lémancipation, ainsi que ses capacités de résistance sont sapées en douceur, par lengrenage du quotidien, par le poids des modèles sociaux, la mauvaise conscience des femmes et la mauvaise foi des hommes.
Conclusion :
A travers des situations très concrètes et une écriture en prise avec le réel, Annie Ernaux nous fait prendre conscience de la longue lutte des femmes pour parvenir à la vraie reconnaissance de leur égalité avec les hommes ; son écriture, riche en expérience autobiographique, nous fait vivre de lintérieur, avec pudeur et émotion, la douloureuse désillusion de cette jeune femme dont la foi dans les grands principes égalitaires se délite face à un quotidien de plus en plus écrasant et aliénant. André Malraux aussi, dans lextrait de la « Condition humaine », montre combien il est difficile de rendre effectifs les idéaux de liberté et dégalité. Mais, plus romanesque quAnnie Ernaux, il a placé ses héros face à des situations existentielles extrêmes, alors que la romancière montre que cest justement la réalité la plus prosaïque qui sape les principes.
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